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Marc Ducret - Tower, vol.3

Joël Pagier, ImproJazz

Il y a quelque chose de vertigineux dans l'aboutissement d'une pensée fondamentale développée selon des principes logiques jusqu'à la résolution des questions initiales. Ainsi de "La vie mode d'emploi" de Pérec, de la fission nucléaire et, dans une moindre mesure puisque plus naturelle ou divine que foncièrement humaine, de la création du Monde. Ainsi également de ce troisième volume de la série "Tower" enregistrée par Marc Ducret pour Ayler Records et qui résout, dans l'exploration et l'extrapolation des deux précédents opus, les pistes défrichées au préalable par deux formations aussi différentes qu'investies dans une même esthétique.

"Tower" est une somme, une œuvre orchestrale où l'instrumentiste se montre plus discret qu'à l'accoutumée et se fond dans la matière de sa propre musique. Le premier volume, gravé en quintet avec trois cuivres et une batterie, offrait deux thèmes originaux ("Real Thing # 1 & 2") et une reprise de "L'Ombra di Verdi", déjà paru en trio avec Bruno Chevillon et Eric Echampard quatorze ans auparavant. Le second, enregistré en compagnie d'un saxophoniste, d'un violoniste et d'un batteur, ne proposait quant à lui que des inédits : "Sur l'électricité", "Real Thing # 3" et "Softly her Tower crumbled in the Sweet Silent Sun", un titre emprunté à l'ultime roman de Vladimir Nabokov, "Ada, ou l'ardeur". L'allusion à Nabokov est d'ailleurs inévitable lorsque l'on sait que l'héroïne classait la vie en Choses Réelles qui, survenant simultanément, devenaient des Tours Réelles. Sur six compositions, dont certaines étaient déjà revisitées dans "Tower, vol. 4", un solo acoustique paru en 2011 où l'on repérait notamment, après les versions successives de "Real Thing # 2" et de "Real Thing # 1", un thème de trois minutes intitulé "Ada", ce "Tower, vol. 3" remet donc en chantier les trois "Real Thing" et la composition titrée en référence à Nabokov.

La première remarque qui vienne à l'esprit lorsque l'on écoute attentivement cet album (et je déconseille formellement toute autre façon de l'entendre) réside dans l'absence apparente de la guitare elle-même, plus volatile encore que dans les précédents opus (surtout le premier où subsistaient quelques chorus) et qui hante pourtant le moindre son émis par le moindre instrument. Pour mieux changer de focale, Marc Ducret a choisi de s'entourer d'un ensemble totalement original. Antonin Rayon, au piano et au céleste, croise ainsi pour la seconde fois le chemin d'un leader pourtant peu enclin à s'adjoindre les services de quelque clavier que ce soit (si l'on excepte, bien sûr, sa rencontre avec Benoît Delbecq). Quitte à émarger dans cette nouvelle formation, il y prend même une place prépondérante, sur les touches comme dans les cordes, masquant de sa virtuosité les engrenages essentiels du guitariste, tissant avec les vibraphone, xylophone ou marimba de Sylvain Lemêtre des textures cristallines ou frappant indéfiniment les clusters carillonnant du suspense et de l'attente. Tantôt velours, tantôt gravier, tantôt encore tresse multiple, les trombones de Fidel Fourneyron, Mathias Mahler et Alexis Persigan viennent compléter le sextet et opposent au scintillement des lames chatoyantes toute la profondeur de leur cohérence. Marc Ducret en use comme d'un orchestre symphonique dans une forme concertante et parvient à étendre à ce point leur registre qu'ils éclairent toutes les facettes de son propre univers au moment même où il le souhaite. Subtils entrelacs aux teintes étrangement boisées qui évoquent les fugues classiques et leurs infinies variations, murs de cuivre aussi compacts qu'une section ellingtonienne, riffs cinglant l'horizon des embarcations rock, growl roulant les rochers au fond des torrents blues, les trombones ouvrent le chemin aux trois voyageurs, comblant les fossés ou aplanissant les collines, et leur indiquent encore le trajet à prendre, le style à emprunter. Il n'est pas jusqu'à Gil Evans et sa cartographie empirique qui ne soit évoqués lorsque le groupe découvre, à mesure qu'il progresse, un monde que le guitariste a déjà balisé. Dès lors, qu'importe la boussole emportée par chacun puisque le Nord lui-même n'obéit qu'à son maître ?

Patron incontesté des lieux, Marc Ducret nous en offre une vue panoramique, malgré la précision et la complexité du moindre détail. On peut ouvrir l'objectif au maximum ou zoomer, au contraire, jusqu'à l'infiniment petit, le paysage garde la marque de cet urbanisme visionnaire dont on pouvait déjà déceler quelques signes dans sa discographie préalable, mais qui vient d'atteindre des sommets de maturité. Du haut de cette tour érigée de ses mains et dont les étages figurent le palimpseste de ses quêtes successives, nous pouvons désormais embrasser la vertigineuse perfection de son œuvre.