Stone Quartet - Live at Vision Festival

Joël Pagier, ImproJazz

Nous savons évidemment que le groupe tient son nom du club où il enregistra son premier album : "DMG @ The Stone". The Stone, ou le port d'attache fondé par John Zorn dans l'East Village, à quelques blocs de son ancien Quartier Général du Tonic. Mais cette pierre tombe également à point nommé pour nous permettre d'appréhender d'un peu plus près la musique gravée par Joëlle Léandre et ses compagnons d'Outre Atlantique. Ou, plus exactement, tombe à pic, en chute libre, le long d'une verticale tendant aussi bien vers la hauteur que vers la profondeur.

De fait, ce qui se passe ici ne se borne pas à une plongée compulsive dans la gravité des propos ni des tonalités, mais s'élève encore vers le ciel et la pureté de l'air, chacun des protagonistes transcendant le jazz originel pour qu'éclate en plein jour une forme nouvelle pétrie de mémoire et nourrie d'utopie. Si jazz il y a dans ces échanges saisis sur le vif d'une session d'ici et de maintenant, il n'est qu'un élément constitutif de ce langage propre inventé dans la transversalité des cultures et la mise en pièces des barrières stylistiques.

Ainsi ce concert, donné en juin 2010 au Vision Festival de New York, s'ouvre-t-il sur un duo de cordes beaucoup plus proche, dans sa conception immédiate, du classique contemporain que du blues ! L'archet de Joëlle se fraye un passage à travers les intervalles définis par l'alto de Mat Maneri, dont l'approche micro tonale génère une tension à l'extrême limite de la tempérance occidentale, et avec une certitude consommée, ancre l'étrangeté de ses lignes dans une réalité harmonique collective. Le piano limpide de Marylin Crispell peut alors se risquer sur le terrain mouvant ménagé par les duettistes. Un piano délicat et discret, loin des embardées libertaires explorées avec Braxton, mais sûr d'une esthétique originale fondée sur le choix de la note et l'exactitude du temps. La trompette de Roy Campbell talonne le phrasé parcimonieux de la pianiste, emprunte ses marques pour mieux s'inscrire dans l'épaisseur de la matière et le groupe adopte son format définitif, naviguant entre les diverses personnalités qui le composent afin d'élaborer ensemble la singularité d'un discours émanant à la fois de tous et de chacun.

Dès lors, ce ne seront plus qu'échanges informels, formations passagères, alliances temporaires, fugues et réconciliations, chacun s'aventurant autant sur le terrain des trois autres qu'il les attire vers le sien. Toujours en marge, Mat Maneri visite les confins d'une harmonie qu'il parvient à étendre aux limites de la dissonance, là où se trouve également Roy Campbell et ses phrases hybrides mâtinées de jazz et de traits nettement moins idiomatiques. Marylin Crispell semble parfois caracoler en tête et, la minute suivante, se laisse oublier entre notes solitaires, accords dépouillés et silences réels. Quant à la contrebassiste, impériale au cœur du maelström, elle infléchit les décisions par une figure abstraite, le bleu d'un pizzicato ou la fulgurance d'un archet ascendant qui entraîne l'ensemble vers des sommets d'expressivité. Car l'important se trouve bien là : dans l'organicité d'une musique savamment élaborée, mais chargée de sens autant que d'émotion.

Par delà son incontestable virtuosité, de celles dont l'évidence implique la luminosité du propos, le quartet, à la fois somme d'individualités majeures et masse compacte et indivisible, cultive l'intensité de la vibration, la liberté conditionnelle de l'expression collective et le bonheur d'un geste musical aussi intraitable dans la profondeur que léger dans l'aisance de l'exécution. Un bonheur partagé dans l'instant par le public le plus exigeant !