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Marc Ducret - Tower-Bridge

Franpi Barriaux, Sun Ship

Voilà plus de trois ans qu'il nous tient en haleine avec un seul paragraphe. La performance littéraire de Marc Ducret en tant que telle tiendrait de la magie si elle n'était pas avant tout musicale.

Le guitariste livre avec Tower-Bridge, toujours sur le label Ayler Records, une exultation live de son travail en profondeur sur les arcanes Nabokovienne en quatre volumes un double album aux allures de produit fini. Peu à peu, de volumes en volumes, on avait vu les engrenages se mettre en place. On avait vu les écrous se visser et les plans s'accorder pour figurer un grand dessein ; on le sait désormais en consultant la pochette de l'album. Il s'agissait d'un paquebot.

Un grand vaisseau-amiral qui réunit les douze participants de l'aventure, pour une alchimie parfaite. On a bien compris que Ducret, dont la collusion avec le texte jaillit à chaque prise de parole, parfois rauque en enflammée, souvent absolument bâtisseuse, était l'heureux maître d'un jeu de piste infini. Un parcours fait de retour en arrière et de doubles discours, de didascalies et de paraboles, de suites numériques et de chausse-trappes. Mais dans ce live, alors qu'il dispose de l'ensemble de sa palette de musiciens, il peut se permettre d'entrelacer encore un peu plus les interprétations et les rapports de forces.

Oui, Marc Ducret a réussi à faire un double volume supplémentaire à ajouter aux quatre volumes de cet extrait de Ada ou l'Ardeur. Oui, cela va rester comme l'un des temps fort de nos musiques sur cette décennie 2010. Oui, il a fait d'un commentaire littéraire un théâtre plein de ruptures et d'unions, d'embrasement soudain et de profondeurs contemplatives, comme ce « Softly Her Tower Crumbled In The Sweet Silent Sun » dans son échange aigrelet avec le piano d'Antonin Rayon. Mieux que cela, il en livre toutes les clés dans un texte éclairant en notes de pochette où il explique sa démarche. Avec une grande clarté, tout comme le documentaire vidéo auquel l'achat de l'album vous donnera droit.

Tout se joue dans le roboratif « Real Thing #1 » qui apparaissait dans le Vol.1 et dans le Vol.3 et qui est le point d'intensité de cette histoire que nous raconte Ducret et sa bande. Sur Tower-Bridge, c'est un exposé de la situation et des forces en présence qui s'offre à nous pendant une demi-heure. La cristallisation est immédiate et nous transporte aussitôt. On distingue les différentes strates et les plans de coupe, comme cette phrase lancinante qui revient de plus en plus rapide et ces orages électriques qui se dissipent pour mieux revenir.

Avec Tower-Bridge, on entre dans la salle des machines du projet de Ducret et l'on a une vision circulaire des liens qui se sous-tendent, comme entre le violon de Dominique Pifarély et le saxophone basse solide de Fred Gastard. Les membres du quartet du Vol.2 sont la guêpe du texte de Nabokov. Une guêpe qui zonzonne un peu partout et vient durcir le propos comme dans « L'Ombra Di Verdi » : puissante et pourtant erratique, piquante et pourtant fragile.

Trois orchestres, trois "Real Thing", douze musiciens, six disques... La parole est aux multiples de trois. Les deux batteurs Peter Bruun et Tom Rainey et le percussionniste Sylvain Lemêtre sont les creusets de cette histoires aux triple point de vue. On retrouvera également ce jeu à trois voix avec les trombones qui construisent, renversent ou guident à merveille le propos vers un autre point de vue, une autre mise en lumière.

On l'avait déjà remarqué sur « Real Thing #3 » où les trombones de Alexis Persigan, Fidel Fourneyron et du fidèle Matthias Mahler était un fleuve que la guitare assèchait peu à peu. Ici, avec la multiplicité des voix et le déchaînement des batteries, le morceau entre dans une autre dramaturgie, une collision permanente qui donne au dodecatet un effet loupe saisissant.

Mieux, un effet de meute faussement incontrôlable que l'écriture d'une rare intelligence cadre et ordonne en un travail d'orfèvrerie dont l'enregistrement live au Pôle Sud de Strasbourg de Matthieu Metzger et Céline Grangey révèle toute la profondeur.

Nous voilà donc au terme de cette de cette belle aventure entre la prose Nabokovienne et l'intertextualité Ducretienne. On ne peut pas rester insensible devant cette somme. Elle doit être aussi mis au crédit de Stéphane Berland et de Ayler Records, qui peuvent d'enorgueillir d'avoir porter une telle profusion.

Il est un délice : celui de se passer, dans l'ordre l'ensemble des albums, puis le live seul pour trouver les points communs et les divergences, comme pour trouver de nouvelles voies sur les coursives du navire. Il en est un autre : prendre tout à revers et croiser les effluves. Quoiqu'il arrive, le délice est là. C'est peu de dire que Tower-Bridge est indispensable.