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Joëlle Léandre - At Souillac en Jazz

Denis Desassis, Notes Vagabondes


Je crois que Joëlle Léandre fait partie des artistes que je n’oserai jamais aborder, ne serait-ce que pour lui dire un simple merci. Je me contenterai donc de le faire par écrit. Oui, cette musicienne m’intimide. Il y a chez elle une forme d’insoumission assez implacable qui m’interdirait de l’approcher, comme si la force qui émane d’elle m’effrayait. J’aurais le sentiment d’être un intrus en la côtoyant, même fugitivement.
Quel personnage en effet que cette contrebassiste, très présente depuis plus de quarante ans dans le vaste univers de la musique contemporaine et improvisée. Elle y a travaillé avec les plus grands, je cite ici quelques noms seulement pour que chacun d’entre vous puisse se faire une petite idée des forces en présence dans son itinéraire unique : Derek Bailey, Anthony Braxton, Barre Phillips, Evan Parker, Steve Lacy, Marc Ducret, Fred Frith, John Zorn... Les pédigrées parlent d’eux-mêmes.

Et voici qu’on la retrouve seule, enregistrée durant la dernière édition du Festival Souillac en Jazz.
C’était le 18 juillet 2021, en l’église Saint-Jacques à Calès dans le Lot.

Il est vrai que les amoureux de la contrebasse solo peuvent se réjouir, eux qui ont pu récemment mettre entre leurs oreilles de précieux enregistrements. Pour preuves Tales, Fables And Other Stories de Bernard Santacruz en 2017 ou End To End de Barre Phillips l’année suivante. Grâce à Stéphane Berland dont le label rebelle Ayler Records a ouvert sa porte à plusieurs reprises à celle qui est devenue son amie (je vous recommande en particulier Chez Hélène, magnifique duo de la contrebassiste avec le guitariste Marc Ducret, autre proche du monsieur dont il faut écouter encore et encore les cinq volumes de la série Tower, sans oublier son extraordinaire Sens de la marche), nous voici au cœur d’un nouveau combat entre Joëlle Léandre et son instrument gémellaire. Mais rassurez-vous, il s’agit d’un combat organique – tripes, cœur et âme convoqués sur le même autel – qui ne laissera aucun perdant, chacune des deux protagonistes sortant grandie d’un affrontement tout autant charnel que cérébral. Entre temps, on sera passé par une sorte de transe dont les fulgurances émanent d’une tension nées d’un archet hanté, parfois soutenu par la voix sépulcrale de celle qui paraît jouer dans un état de semi-conscience. Le chemin est escarpé, certes, mais les paysages qu’il laisse entrevoir sont de toute beauté, majestueux et inconnus à la fois. Christian Pouget, qui a enregistré ce concert, dit d’ailleurs avec beaucoup d’à-propos : « Femme médecine amérindienne, chamane inuit, prêtresse vaudou ou encore femme blues extirpant à mains nues ses cordes enracinées dans la glaise, transcendant le son de sa contrebasse ».

C’est là une parfaite illustration de l’ivresse tourmentée dans laquelle les huit mouvements de cette aventure en solitaire nous plongent. On retient son souffle, on fait silence, craignant de parasiter cet acte d’amour que cette grande dame expose au public à la façon d’une ultime offrande. Et au bout du compte, on se retrouve en état de sidération, gagné par le sentiment de n’avoir jamais vécu une telle expérience. Cette musicienne ne triche pas, elle en serait d’ailleurs bien incapable, elle livre toutes ses forces dans la bataille parce que sa Musique ne saurait être jouée du bout des doigts. Ainsi est Joëlle Léandre.

Merci Madame.